Il y a bien des manières d’éviter les chutes de matières. Certaines sont inhérentes au procédé employé. Par exemple, toutes les techniques à base de point noué (tricot, crochet, macramé, dentelle…) peuvent être exploitées pour faire des formes toutes prêtes. Ce n’est pourtant pas toujours le cas.
Les possibilités de la maille
Le tricotage, suivant le type de fabrication, coupé-cousu ou fully fashioned, peut générer beaucoup de déchets ou au contraire presque pas.
En effet, la technique de la maille permet de réaliser des vêtements aux formes complexes sans aucune chute de matière.
Mais on range sous le terme de maille des procédés bien différents. Il convient de distinguer le coupé-cousu du fully fashioned, et aussi le tricot chaîne et le tricot trame.
Tricotage intégral vs coupé-cousu
Dans la filière coupé-cousu, le vêtement sera découpé dans de la maille au mètre, et générera autant de chutes qu’un vêtement découpé dans un chaîne et trame. C’est seulement la confection fully fashioned (maille façonnée), qui permettra de réduire ces chutes à presque néant.
La confection fully fashioned s’exécute sur des métiers rectilignes, et consiste à ne tricoter que la surface utile.
Un perfectionnement de cette technique a permis de concevoir des vêtements entiers pour ainsi dire prêts à l’emploi au sortir du métier, là où le fully fashioned nécessite l’assemblage des différents éléments du vêtement.
Qu’on l’appelle tricotage intégral ou « whole garment » (appellation propre à Shima Seiki, inventeur de cette technologie), l’économie de matière comparée fully fashioned n’est pas significative.
Aussi, du point de vue « zéro déchets », les deux techniques se valent. Cependant, le tricotage intégral, par le fait qu’il ne nécessite pas d’opération de montage, a pu inspirer de nouveaux modèles d’entreprises complètement relocalisées.
C’est ainsi qu’est né 3D-Tex. Après avoir travaillé dans le secteur du textile en Asie, Basile Ricquier, Gwendal Michel et Marc Sabardeil, tous bretons d’origine ou de cœur, ont fondé en 2020 à Saint-Malo, cette entreprise qui fabrique des pullovers grâce au procédé du tricotage intégral.
3D-Tex est entièrement voué à cette technologie qui est sa raison d’être et sa façon de proposer un projet écoresponsable.
Sur le même créneau, Henry Soulier et Jean-Louis Garnier, anciens camarades de l’école textile de Lyon, ont fondé en 2010, leur société.
Cette fois, l’aventure prend place à Annecy, et les deux jeunes fondateurs ont pour projet de confectionner des pullovers écoresponsables.
Pour cela, ils se sont tournés vers le dernier atelier de tricotage de la ville qui fournit l’industrie du luxe. Cet atelier possède des machines à tricoter en intégral, et pour des raisons similaires à celles de leurs homologues bretons, revendiquent un projet écoresponsable. Leur société d’appelle Henjl, contraction de leurs deux prénoms, à prononcer « angel » : tout un programme !
Tricotage intégral vs seamless
Parfois l’on rencontre le terme « sans couture » pour qualifier ces articles qui ne comportent effectivement aucune couture.
Mais il existe aussi une technologie baptisée « seamless » et qui en est fort différente.
Ces produits dits « seamless » sont confectionnés sur des métiers circulaires en tricotage à zones.
Ce sont donc des tubes dans lesquels on peut introduire des variations de serre, des jeux de points, des fils élastiques, qui permettront une mise en volume. La ressemblance avec le tricotage intégral sur métier rectiligne s’arrête là.
En tricotage circulaire, on ne peut faire que des tubes (si l’on veut une pièce avec des manches, il faudra les tricoter séparément, et les coudre sur le buste).
Et ces tubes sont confectionnés sur le principe de la maille au mètre. Ce qui signifie que si l’on a besoin de creuser une emmanchure, un décolleté, une échancrure de body ou autre, il faudra les découper, ce qui génère des chutes de confection. Selon le design de l’article, ces chutes sont plus ou moins importantes.
Ainsi, il faudra tricoter autant de matière pour faire un boxer short que pour faire un string ! C’est dire que d’un produit à l’autre, la quantité de déchets varie de façon considérable.
Ajoutons que le tricotage seamless contraint le placement des éléments du patron.
Pour faire un T-shirt avec des zones placées (resserrements, changements de points…), les éléments doivent être prélevés à des endroits précis, et il est plus difficile, par rapport au coupé-cousu classique, d’optimiser le placement pour réduire les chutes de matières.
WKS, le tricot chaîne sans couture
Le tricot chaîne quant à lui s’exécute sur des métiers rectilignes. Ces métiers sont aussi capables de tricoter en fully fashioned. Cifra, entreprise italienne basée dans la région de Milan, a développé la marque WKS (Wrap Knitting Seamless), pour des vêtements tricotés en double fonture, quasiment de la même façon que le tricotage intégral.
Bien qu’il s’intitule également seamless, le WKS est bien différent du seamless en tricotage circulaire.
D’abord, le tricot chaîne est rectiligne et les produits que l’on y tricote ne sont pas piégés par l’unique forme tubulaire.
Cette technologie permet donc de faire réellement de la confection pour ainsi dire sans aucun déchet. On en trouve des applications chez certaines marques de sport telles que Craft, Adidas, ou de lingerie telles que Wolford, MINDD bra etc.
Pour conclure avec la maille, elle permet de faire de la confection sans déchets, mais n’en est pas une garantie.
Un produit tricoté n’a pas été abordé ici : la chaussette.
C’est l’exemple parfait de la confection zéro déchets.
Certes le métier chaussette ne sait faire que du tube coudé de petit diamètre, mais il connaît aujourd’hui une diversification très prometteuse du côté de la chaussure tricotée, où il s’est taillé une place de choix grâce à des créateurs de renom tels que Balenciaga.
Le chaine et trame
En chaîne et trame, la question du zéro déchet se pose très différemment. Le tissage est une structure orthogonale, qui débouche obligatoirement sur des rectangles. Tout l’enjeu d’une confection sans déchet consistera donc à se caler sur ce format de base.
Sur ce sujet, l’histoire du vêtement regorge d’exemples de vêtements sans déchets. Les kimonos, saris, peplums, shentis, pagnes, tuniques, boubous… sont tous composés de rectangles et génèrent, de ce fait, un minimum de chutes. Pas de doute, le vêtement drapé ou enroulé est de ce point de vue bien plus vertueux que le vêtement ajusté. On n’est pas condamné pour autant à en rester à ces formes traditionnelles.
Depuis 2011, le concours Eco Chic Design Award, lancé par l’ONG Redress, récompense les jeunes créateurs qui inventent des solutions pour réduire les déchets.
Les résultats sont vraiment enthousiasmants, et ils mériteraient tous d’être cités.
Dans ce courant porteur, deux personnalités sont à signaler, Timo Rissanen et Mylène L’Orguilloux.
Le premier est un Finlandais, professeur assistant au cours de design de mode durable à la Parsons School. En collaboration avec Holly Mc Quillan, il a publié en 2018 aux éditons Bloomsbury Visual Arts, « Zero Waste Fashion Design », un livre dédié à la confection sans déchets. Ce livre fait la part belle à des designers innovants, mais propose aussi des modèles, des exercices, et des techniques pour s’approprier cette nouvelle démarche vers un design moins gaspilleur.
Mylène L’Orguilloux de son côté a fondé Milan av.-JC. Un bureau d’étude de patronnages sans déchets. Son projet ambitieux consiste à réaliser des vêtements sans générer aucune chute de matière.
Pour cette modéliste, ancienne employée de Lectra, le choc de l’effondrement du Rana Plaza a été le déclencheur de son entreprise qu’elle qualifie de « couture politique ».
Comment réussit-t-on à habiller un corps aux formes capricieuses avec une pièce de tissu rectangulaire ? On l’a vu, l’histoire mondiale du vêtement en fournit plein d’exemples, et pas seulement des formes drapées ou enroulées.
La technique du smock par exemple, très répandue dans le vêtement paysan européen des derniers siècles, offre aisance, protection et ajustement sans perte de matière.
C’est cette technique que Louise de Testa a revisitée dans ses tenues présentées au concours EcoChic en 2013 où elle a reçu le 2e prix.
Dans la chemise liquette de nos grands-pères, les têtes de manche s’emboîtaient dans l’arrondi du bas de la chemise.
Et quand il reste des morceaux, on peut s’inspirer du kimono japonais, où les chutes sont utilisées pour renforcer le col. Utilisation vertueuse de la matière restante, qui permettra d’augmenter la durée de vie du vêtement.
La presse féminine de l’occupation constitue aussi une mine d’idées telles que la « robe mille morceaux ». Le mot est éloquent et pointe une réalité de la confection zéro déchets.
Dans ces patrons puzzle où tous les éléments sont parfaitement ajustés, il est parfois indispensable de décomposer telle ou telle pièce en plusieurs morceaux pour la faire entrer dans un parfait rectangle.
Cela multiplie les opérations de montage. Une donnée qui n’a pas échappé à la vigilance de Mylène L’Orguilloux.
Cette dernière estime que l’économie de matière et l’optimisation de la coupe (chaque trait de coupe servant pour deux pièces connexes) suffisent à compenser avantageusement le coût du montage.
Si la confection zéro déchets est contrainte en chaîne et trame, il existe (ou reste à inventer) d’autres techniques. Dans ce domaine, la création va bon train : « tricot-tissage », impression 3D… de jeunes créateurs montrent le chemin.
La fabrique des matières/formes
Lorsque Jeanne Vicerial, lauréate du prix de Rome, s’est retrouvée à la Villa Médicis, la crise sanitaire, qui venait de se déclarer, l’a obligée à rester confinée dans cet endroit magique, hors du temps, hors de son pays et loin de sa famille.
C’est donc là que cette jeune chercheuse plasticienne a mûri l’idée de la Clinique Vestimentaire, avec une idée fondatrice : créer des vêtements sans générer de déchets.
Mais ce n’est pas tout. Jeanne Vicérial veut faire des pièces uniques et sur-mesure. Elle invente pour cela une technique brevetée, le « tricot-tissage », qui sera l’objet de sa thèse.
Cette technique s’inspire du string art. Ce sont des fils qui courent d’un bord à l’autre de la pièce dessinée aux dimensions du patron. Un procédé qui intéresse aujourd’hui des marques de sport notamment.
Outre sa crédibilité sur le plan industriel, la force artistique de Jeanne Vicérial s’impose dans le paysage en quête d’issues honorables pour une mode aujourd’hui criblée de critiques.
Partir du fil pour créer le volume, c’est aussi ce que fait Hellen Van Rees. Cette jeune créatrice néerlandaise s’approvisionne auprès des filatures en fils inutilisés, et crée des assemblages faussement tissés, qui sont ensuite fixés à chaud. Tous uniques, tous à leurs dimensions finales, tous apparentés à du tweed pour l’aspect mélangé, irrégulier et coloré.
Impression 3D
Il faudrait maintenant évoquer les possibilités de l’impression 3D.
Cette technologie zéro déchets encore peu exploitée dans la mode, a ses adeptes.
Citons Danit Peleg, pionnière de cette technologie, puisqu’elle fut la première créatrice à présenter une collection entière imprimée en 3D. Ce sont évidemment des vêtements très spéciaux, et l’on entre là dans un domaine visionnaire, mais cette technologie offre peut-être des pistes pour la mode grand public. Danit Peleg n’est d’ailleurs pas seule sur ce créneau.
Maria Alejandra Mora-Sanchez gagnante du prix Reddot 2017, a créé une robe imprimée en 3D avec une structure dite auxétique, capable de s’étirer en largeur et en hauteur, pour s’adapter à toutes les tailles.
La confection zéro déchets bénéficie d’un riche corpus historique qui nous vient des temps où la matière était rare, où on la ménageait.
Ce sont désormais ces anciens réflexes qu’il est question de retrouver, en les enrichissant avec les outils numériques qui sont d’un grand secours pour modéliser des formes entièrement repensées. C’est donc un secteur très dynamique et prometteur, propre à réduire l’impact environnemental de la mode, sans sacrifier le plaisir, ni la beauté, ni la créativité. Et il en faut pour remplir les objectifs exigeants que cela suppose.
F.H.F