Dès le XVIIe siècle, les chercheurs se sont penchés sur le mystère de la soie, ou comment le bombyx, nourri exclusivement de feuilles de mûrier, parvenait à secréter le précieux filament.
A la fin du XIXe siècle, la chimie moderne, qui donna aussi naissance à une profusion de pigments et colorants, a permis ce tour de force.
La filière textile est alors totalement chamboulée, et la consommation s’emballe, soutenue par l’éclosion des grands magasins.
Promise à un bel avenir, la viscose et tous ses dérivés (cupro, rayonne, fibrane, acétate…) seront pourtant bientôt dépassés par l’arrivée des fibres synthétiques (polyester, polyamide…), moins chères, plus pratiques, résistantes et faciles d’entretien.
On distingue dès lors dans la famille des fibres manufacturées (ou chimiques si l’on préfère), les fibres artificielles, qui regroupent la viscose et ses dérivés, et qui proviennent de matières végétales, (plus rarement animales) chimiquement modifiées et régénérées, et les fibres synthétiques, qui proviennent de la polymérisation de molécules simples à base de carbone (ressources fossiles). Les fibres artificielles ont des comportements similaires aux fibres naturelles, tandis que les fibres synthétiques s’en démarquent résolument : peu ou pas absorbantes, thermoformables, ce sont des plastiques sous forme de fils.
Artificielles vs synthétiques
La production de fibres artificielles n’a cessé de croître jusqu’à l’arrivée des synthétiques, vers la fin des années trente. En attendant, la viscose, qu’on appelait « soie artificielle », la rayonne et les autres, contribuent à mettre à la portée de toutes les bourses de la lingerie fine qui, auparavant, ne pouvait être qu’en soie.
Et si les jupes ont raccourci après la première guerre mondiale, c’est peut-être parce que les femmes se sont émancipées, mais c’est aussi grâce à la viscose, qui leur permettait d’arborer fièrement des jambes élégamment gainées de bas fins. Quand les fibres synthétiques sont enfin arrivées, quelque quarante ans plus tard, ce sont les bas nylon qui ont pris le relais de l’histoire. Et la production de fibres artificielles s’est mise à stagner.
La répartition de la production mondiale de fibres textiles est éloquente. Les synthétiques en représentent les deux tiers, le coton un quart, et les fibres artificielles, moins de 7 %, bien qu’elles arrivent en troisième position.
Cela dit, les ressources fossiles s’amenuisant, la réputation des plastiques devenant de plus en plus désastreuse, les choses pourraient évoluer. A chaque fois qu’il y a eu une crise du pétrole, la filière textile s’est tournée vers les artificiels. C’est ce qui s’est produit dans les années soixante-dix, au moment des deux chocs pétroliers, au point d’influencer le design. N’est-on pas passé de la petite robe raide en Tergal et de l’imper en vinyle, à la robe gitane fluide et dansante (la fluidité étant une caractéristique notable des tissus artificiels) ?
Aujourd’hui, la préoccupation environnementale est favorable aux fibres artificielles. Issues du bois (pour la plupart), elles bénéficient d’une bonne image auprès du public. La « pulpe d’eucalyptus » de nos jours, est plus attirante que le polyester pétro-sourcé.
Pourtant, derrière la verte image, il y a beaucoup de chimie et beaucoup de dégâts. On ne le sait pas toujours, mais la viscose a été considérée comme la fibre textile la plus polluante qui soit. Certes, les fibres artificielles sont issues de ressources renouvelables : le bois. Par ailleurs, elles sont biodégradables. Mais ces deux points favorables ne doivent pas éclipser les nuisances qu’elles peuvent générer. Cela est d’autant plus important que la production est en croissance : en 2020, elle se chiffrait à 3,7 millions de tonnes, avec un taux de croissance annuel de 9 %.
Les points sensibles portent sur les ressources, et sur la transformation chimique de la cellulose.
La question des ressources
Pour faire de la viscose, il faut du bois. Les arbres à pousse rapide (hêtre, eucalyptus, mais aussi bambou…) sont utilisés dans ce que l’on appelle des forêts gérées. Il s’agit donc de ressources effectivement renouvelables, mais aussi surfaciques, ce qui signifie que la place qu’elles prennent sur la terre ne peut pas être consacrée à autre chose. Ces forêts monocultures empiètent sur les forêts primaires.
Pour exemple, il aura fallu attendre 2015 pour que le groupe indien Aditya Birla, le plus gros producteur mondial de viscose, (750 000 tonnes par an), annonce qu’il cesserait d’exploiter les forêts primaires en voie d’extinction, conformément à ses engagements auprès de l’ONG canadienne Canopy.
Pour ceux qui se réjouissent un peu vite de voir la planète reverdir, il faut rappeler que, contrairement aux forêts vierges, ces forêts monocultures artificielles menacent gravement la biodiversité, déséquilibrent les écosystèmes, et ne sont pas d’aussi bonnes pompes à CO².
C’est pourquoi la tendance actuelle consiste à chercher d’autres sources de matières premières.
La piste du recyclage textile se montre féconde. Il s’agit ici de transformer les sous-produits de l’industrie du coton, chutes de confection, vêtements en fin de vie etc. Car le coton est aussi une matière végétale, dont on peut extraire la cellulose pour en faire une fibre artificielle.
D’ailleurs, depuis le tournant du XXe siècle, on sait faire des fibres artificielles avec des linters de coton (fibres trop courtes pour être filées en leur état naturel) : c’est le procédé Bemberg, à base de sel de cuivre, qui a donné le cupro. Il semble pourtant que, lorsqu’il s’agit de coton recyclé, la matière finale soit toujours mélangée avec de la matière vierge, qu’il s’agisse du procédé Refibra, développé par Lenzing, ou de Circulose, la marque de Renewcell, ou de Liva Reviva, mise au point par l’Indien Aditya Birla.
Mais le coton n’est pas la seule matière qui puisse fournir de la cellulose. En fait, tout végétal en contient, et les déchets de l’alimentation pourraient offrir d’intéressantes opportunités, à l’instar de la compagnie italienne Orange Fiber, qui transforme les pelures d’orange en viscose. La diversification des sources végétales peut aussi paraître une bonne chose : Abacell par exemple est une fibre artificielle issue de l’abaca (soit le chanvre de Manille).
Le tableau ne serait pas complet sans évoquer une autre famille de fibres artificielles : celles issues de protéines.
La quasi-totalité des fibres artificielles sont à base de cellulose régénérée, d’où leur nom parfois de « fibres cellulosiques ». Mais il existe des fibres protéiques, issues de matières animales, insignifiantes en termes de quantité produite, mais très signifiantes en termes d’image.
Ainsi en est-il de la fibre de lait dont la société QMilch a fait sa spécialité.
La question de la transformation L’autre point faible, écologiquement parlant, des fibres artificielles, est la transformation. Pour transformer du bois en fibre filable, il faut d’abord faire réagir la cellulose avec de la soude, pour former l’alcali-cellulose. Celle-ci est ensuite transformée en xanthate de cellulose par traitement au disulfure de carbone. Après quoi on ajoute de la soude diluée pour obtenir le collodion, qui est ensuite filé dans une solution d’acide sulfurique, qui détruit le xanthate de cellulose et régénère la cellulose.
Pour le procédé Bemberg, la cellulose est dissoute dans une solution cupro-ammoniacale. Pour l’acétate, on utilise l’acide acétique et l’anhydride acétique, et enfin l’acétone.
Tous ces produits chimiques aux noms inquiétants n’ont pas forcément la même nocivité, mais l’acétone, par exemple, est classée CMR (cancérogène, mutagène, reprotoxique), le disulfure de carbone, hautement volatile et très inflammable est dangereux, voire mortel en fonction de sa concentration…
On l’aura compris, la fabrication de fibres artificielles nécessite des installations très sécurisées pour éviter tout rejet dans l’air, les eaux et les sols.
En 2017, Changing Markets Foundation avait publié Dirty Fashion, un rapport alarmant pointant du doigt les nuisances de la viscose sur les sites de production (destruction des écosystèmes locaux, problèmes de santé de la population…). L’enquête insistait sur la faisabilité d’une viscose entièrement éco-responsable. Il suffit en effet pour cela, de travailler en circuit fermé, et de recycler les produits chimiques. C’est ce que fait la société Lenzing qui, pour cette raison, a obtenu l’éco-label européen dès 2001.
En un mot, il y a bien viscose et viscose, et c’est pour cette raison que Lenzing a établi la norme EcoVero, qui garantit l’utilisation des sources de bois durables certifiées FSC (Forest Stewardship Council), ou PEFC (Pan European Forest Certification), et un processus de production écologique minimisant l’impact environnemental avec une consommation d’eau et des émissions beaucoup plus faibles que celles engendrées par la production de la viscose traditionnelle.
L’innovation en effervescence
La demande de fibres artificielles est soutenue pour une série de raisons.
Le public est sensible à la douceur et le confort du Tencel (marque de lyocell), du modal, du cupro, de la viscose de bambou etc.
Ces fibres sont versatiles, pouvant aussi bien se ranger dans la catégorie des soieries que des cotonnades, suivant leur fabrication. Elles sont biodégradables, ce qui est devenu un argument de plus en plus décisif, à mesure que l’on prend conscience de l’accumulation des plastiques et microplastiques dans l’environnement. Enfin, la hausse des prix du coton incite à se tourner vers son substitut désigné. Chaque fois que les prix du coton ont grimpé (comme ne 2010), cela a été le cas.
Les trois grands producteurs mondiaux de viscose que sont l’autrichien Lenzing AG, l’indien Aditya Birla Group et le sud-africain Sateri Holdings Limited (devenu chinois en 2014), voient l’arrivée de nouveaux acteurs, notamment dans les pays scandinaves. Ainsi, portées par les politiques de développement durables d’Ikea et de H&M, les pays du nord ont investi dans la mise au point des procédés plus propres et plus respectueux pour la fabrication de viscose.
La coopérative forestière suédoise Södra Skogsärgarna a par exemple converti ses machines de pulpe de papier en machines de pulpe textile.
Le suédois Domsjö Fabriker AB, racheté par Aditya Birla Group en 2011, convertit le bois en cellulose, lignine et bio-éthanol.
Ces nouveaux acteurs tendent à réduire les produits chimiques employés (notamment le si problématique disulfure de carbone) et à augmenter leur recyclage.
On note encore Kuura, la nouvelle marque de fibres textiles du groupe Metsä Sping, en Finlande. Il s’agit d’une nouvelle façon de produire des fibres textiles à partir de pâte non séchée, et avec des produits chimiques plus sûrs que les conventionnels.
On le voit, les pays du nord sont particulièrement dynamiques dans le domaine.
Mais il faut dire que, en raison du changement climatique, de grandes surfaces autrefois enneigées, se couvrent aujourd’hui de forêts : ce qui constitue évidemment une opportunité pour ce type d’industrie.
L’innovation va donc bon train. Lenzing par exemple multiplie les annonces. Dernièrement, la firme autrichienne a lancé Tencel Mates, un nouveau type de fibre spécialement conçue pour disperser la lumière et diminuer de façon permanente le lustre dans les applications de denims teints à l’indigo.
Fabriqué avec un processus de production en boucle fermée économe en ressources, ce nouveau type de fibre conserve tous les avantages de confort des fibres Tencel standard pour apporter une douceur proche de la peau tout en donnant aux tissus teintés indigo foncé un aspect profond et mat. Dans un autre domaine, Lenzing a mis au point Veocel, un nouveau lyocell pourvu de la technologie Dry. Cette nouvelle fibre est destinée aux usages hygiéniques
(couches, protections…) pour maintenir la peau au sec. Veocel est donc à la fois hydrophobe, comme les synthétiques, et biodégradable et compostable… «sous conditions », précise la marque. Toujours chez Lenzing, on annonce également un partenariat avec Orange Fiber pour la fabrication d’un lyocell issu d’écorces d’orange et de pulpe de bois.
Bien d’autres nouveautés, telles celle de l’acétate Naia, fabriquée par l’Américain Eastman à base de bois certifié, seraient encore à mentionner tant le sujet est d’actualité.
Il faut mentionner d’une façon générale, que les domaines où la performance fait loi, regardent avec intérêt ces fibres capables de gérer aussi bien la vapeur d’eau que l’eau condensée, avec un taux d’absorption qui peut se contrôler, parfois plus résistantes que le coton ou la laine, n’accumulant pas les mauvaises odeurs (contrairement au polyester).
Le sport s’y intéresse (voir encadré), et ce que l’on appellera désormais le « spacewear » aussi, puisque Under Armour utilise Ten-cel Luxe dans ses tenues de spationautes.
On remarquera que l’Europe du Nord se montre très dynamique dans la production de fibres artificielles. Or, la fabrication sur le sol européen est la garantie d’une production sous surveillance, soumise aux réglementations en termes de protection de l’environnement, des populations et des travailleurs.
En cela, on peut la regarder avec optimisme, d’autant que cela contribue à réduire les transports en produisant localement.
Cela dit, on ne fabrique plus de viscose dans le pays qui lui a donné le jour.
Mais peut-être qu’avec le plan France relance, il y aura du nouveau à annoncer dans un futur pas trop lointain ?
F.F